➢Eyes wide open« Je vois une fille. Elle se maquille. Lentement, mais sûrement, elle redessine au crayon noir les contours de l’un de ses yeux. Sous le coup de la concentration, ses lèvres se pincent. Son front se plisse. Le geste qu’elle esquisse a beau être simple, presque insignifiant ; il n’en accapare pas moins toute son attention. Tant d’application pour une chose aussi vaine peut prêter à rire et à lever les yeux au ciel. Mais très honnêtement, la demoiselle s’en contrefiche. Ce soir, elle sera la plus belle. C’est bien là tout ce qui lui importe. Trois jours entiers se sont écoulés depuis son vingtième anniversaire, et personne encore n’a songé à le lui fêter. Aussi l’heure est-elle venue de se venger. Sur le lit, gît en effet une robe en soie nacarat, brodée de perles blanches – un vrai petit bijou de haute couture que Papa et Maman lui ont envoyé de Paris pour se faire pardonner de leur absence à Noël dernier. Celles que la jeune fille considèrent comme ses amies (et qui ne sont au fond qu’une tripotée d’opportunistes, ne s’intéressant qu’à la fortune de ses parents et à la gigantesque demeure familiale) en crèveront de jalousie. Et toc !

Une telle personne, si futile et si superficielle, s’attire nécessairement votre mépris. Prompts à juger et à cataloguer, vous voyez dans cette môme une gosse pourrie, gâtée, une petite écervelée qui se soucie exclusivement des apparences et qui, à l’évidence, ne recèle pas la moindre profondeur. Pour Mademoiselle, un ongle cassé est sans doute le plus grand malheur du monde. A moins qu’un jour, son centre commercial favori n’en vienne à fermer ses portes… cela équivaudrait alors à la fin de l’univers. Pauvre chérie. Comme on compatit, comme on la plaint ! A côté de pareils drames, la misère dans le Tiers-Monde et les horreurs du Darfour ne sont rien. D’ailleurs, la demoiselle n’a sans doute jamais entendu parler de si basses réalités. Le monde aseptisé dans lequel elle évolue n’est pas plus grand qu’une maison de poupées ; c’est à peine s’il s’étend au-delà des murs rose bonbon de sa chambre d’enfant. Se complaisant dans cette belle cage dorée, la jeune fille ne sait rien des autres et de leurs tracas quotidiens. C’est cette naïveté que vous raillez. Vous en vous en donnez même à cœur joie. C’est à la fois si facile et si tentant. De ses airs de princesse évaporée à sa conversation creuse et sans consistance, tout chez elle se laisse aisément caricaturer. La pauvre petite n’a pourtant jamais rien fait pour mériter tous ses quolibets ; son seul tort est d’être née. Mais pour vous, c’est déjà assez.

Aujourd’hui, elle ne peut cependant plus vous exaspérer. Cette mijaurée qu’autrefois, vous dénigriez a rendu son tablier. Depuis des mois déjà, elle a troqué ses jupes élégantes contre des jeans délavés ; quant à son sourire que d’aucuns trouvaient trop niais, il n’a pas tardé à se muer en une moue renfrognée. Vous vous félicitez, vous pensez qu’ainsi, elle a grandi et mûri. C’est une bonne chose, chuchotent certains. Enfin, soupirent d’autres. Tant mieux si cela vous satisfait. Mais personne ne pourra m’empêcher de souhaiter qu’elle n’ait jamais, ô grand jamais, changé. Riez tant que vous voulez : moi, j’étais heureuse quand cette fille était encore mon reflet. »

➢ choix un : « Il est toutefois trop tard pour les regrets. Le mal est fait. A l’heure qu’il est, la fille dont je vous parle arpente nonchalamment les couloirs de l’école. D’un pas traînant, elle se rend en salle de retenue. La nuit dernière, le concierge l’a surprise dans la réserve secrète de la bibliothèque, en train d’achever un devoir qu’entre deux nuits agitées, elle avait oublié de terminer. Trop usée et fatiguée pour réfléchir, la jeune femme n’a même pas tenté de s’enfuir et s’est laissée punir. Des heures se sont écoulées depuis, mais le flegme ne l’a pas quitté. Elle avance comme si de rien n’était, ne bronche même pas lorsqu’un surveillant lui reproche sa tenue négligée et sa démarche dégingandée. On lui commande de trouver une brosse et de démêler ses boucles brunes échevelées. Comme elle demeure impassible, le nombre de lignes qu’elle a à recopier passe de cent à mille. Tant pis. Qu’importe. C’est que la gamine a bien d’autres problèmes à régler. La pleine lune approche, et tout son corps semble sur le point de se détraquer. Elle a l’impression de ne plus rien maîtriser et passe trop de temps à redouter ce qui va se passer pour davantage se soucier de ce que les autorités scolaires ont à lui reprocher. La petite poupée ne cherche plus à plaire, ni même plus à étonner. D’ailleurs… si l’on pouvait l’oublier, cela serait parfait. Qu'on lui foute la paix.

Mais là, elle peut toujours rêver. Une chose en effet n’a pas changé : le regard des autres. Celui-ci la suit sans cesse, toujours aussi moqueur et malveillant. Malheureusement pour elle, elle n’est plus assez naïve et insouciante pour tous les ignorer. Quand elle passe à côté de ce garçon qui la considère avec dégoût, tout l’écoeurement qu’elle provoque en lui l’assaille. Autre part dans la salle, une de ses camarades la fusille du regard et voudrait qu’elle n’ait jamais existé. Toute cette haine, toutes ces mauvaises pensées l’accablent, et elle ne peut pas leur échapper. Les émotions des uns et des autres se réverbèrent dans son âme. A défaut d’être mon reflet, elle est devenue celui du monde entier. Et ce, quitte à n’être plus que l’ombre d’elle-même. »


➢ choix deux « Elle n’a pourtant pas toujours été cette glace sans tain, ce miroir sans éclat. Le jour où la lettre de l’école est arrivée, son visage s’est même illuminé de joie. On aurait dit qu’elle étincelait à la simple idée des gens qui lui ressembleraient. L’espace d’un instant, la demoiselle est redevenue celle qu’elle était auparavant : excessivement innocente et bien trop optimiste. La pauvre sotte a bien déchanté quand elle est arrivée : entre ceux qui la fuient parce qu’elle est une loup-garou et ceux qui regardent de haut ses origines moldues, la jeune femme n’a point trouvé le havre de paix où elle serait universellement acceptée. Son bel enthousiasme l’a bien vite quittée, et il a fallu faire face à la réalité. Le vent froid des préjugés a soufflé sur la dernière lueur d’espoir qui, au fond de ses yeux s’était allumée. C’est alors que la petite fille d’autrefois a définitivement sombré dans l’obscurité. Et voilà comment j’en suis venue à exister. »

]Il pleure dans mon cœur
Comme il pleut sur la ville;
Quelle est cette langueur
Qui pénètre mon coeur ?

Paul Verlaine, « Ariettes oubliées III » in Romances sans paroles

L’homme crie. Des sons gutturaux s’échappent d’entre ses lèvres ensanglantées et déchirent le calme de la nuit. Il implore, supplie, demande merci. A la maison, sa famille l’attend. Il a une femmes, trois filles et cinq poissons rouges. Toutes et tous ont besoin de lui. Il ne peut pas les abandonner ainsi. Par pitié, il faut le laisser s’en aller. C’est son instinct de survie qui le pousse encore à argumenter et à parlementer. Néanmoins, peu à peu, la peur et la douleur l’empêchent d’articuler. Au fur et à mesure que la louve se repaît de ses entrailles, ses pleurs se muent en une suite d’hurlements effrayés. De temps à autre, de faibles gémissements entrecoupent ce concert infernal. Sa voix baisse alors de quelques octaves, et on pourrait croire qu’il s’apprête à se taire. Mais sa plainte repart de plus belle et gagne même en intensité. Le vacarme est assourdissant et perce les tympans. Sa tortionnaire n’apprécie guère. Elle fronce le museau et plisse les yeux, grogne de colère. Les nerfs à vifs, les sens agressés, elle se jette à nouveau sa proie. Ses crocs s’enfoncent dans les chairs, ses griffes lacèrent tout ce qu’elles peuvent trouver. Dans la violence des coups de canines qu’elle assène ça et là, on devine son envie d’en finir au plus vite et de faire cesser cet insupportable boucan. Son souhait ne tarde pas être exaucé. Quelques minutes plus tard, la voilà qui se tient devant une cage thoracique éventrée ; entre les os brisés, on peut à peine distinguer ce qui reste des poumons et du coeur. Le visage demeure étrangement intact. Il s’est figé et tordu en une expression horrifiée ; la bouche est restée entrouverte. Désormais, plus un mot n’en sortira.

« Tu avais tort, n’est-ce pas ? Le pire de tout n’arrive que maintenant. Le calme après la tempête… mon œil. Tant qu’ils pouvaient encore parler, il y avait encore une chance de te raisonner et de te rappeler ton humanité. Il est désormais trop tard ; le mal est fait, et tu n’as plus qu’à regretter. La vie que tu as brisée, la souffrance que tu as causée... Oh, chérie, tu pleures ? C’est ça, continue. Si tu penses que cela va laver le sang qui souille tes mains… Ce dernier a déjà séché. Il te colle à la peau et tâche ton âme comme cette nuit d’il y a quatre mois salit encore tout ton être. Ce soir-là, toi aussi, tu as crié. Tu as imploré, tu as supplié, tu as demandé merci. Oh, bien sûr, pour ta part, tu n’évoquais pas ta famille ; cela faisait déjà bien longtemps que celle-ci ne t’attendait plus. C’étaient ta jeunesse et l’avenir que tu avais encore devant toi qui te donnaient la force te débattre comme une possédée. Non, tu ne pouvais pas mourir ; tu ne devais pas. La semaine dernière, on t’avait admise dans une école de musique à Vienne. Ton rêve allait se réaliser. Mais l’autre monstre s’en branlait. Il mordait. Ton épaule, ta poitrine, tes cuisses… Il aurait peut-être mieux valu faire comme celui que tu viens de tuer : crever. »

Aujourd’hui, il s’agit d’une fille, d’une lycéenne. L’espace d’un instant, Yuri se dit que ce pourrait être elle. Mais dans ces moments-là, Yuri n’a pas le dessus. La bête prétend étouffer tout élan de pitié qui voudrait l’animer. La faim et la soif, voilà ce qui prédomine. Une force animale l’emporte et la fait attaquer. Les cris, cette fois-ci, sont aigus et particulièrement haut perchés. La musicienne qui sommeille en elle peut difficilement le supporter. Le fait que, sous cette forme, son ouïe est davantage développée n’arrange rien à l’affaire. C’est à peine si elle peut le supporter. En désespoir de cause, elle tente de se concentrer sur le tonnerre qui gronde. Un véritable ouragan se prépare ; des éclairs zèbrent le ciel, la pluie martèle le sol. Mais tout ce tapage a pour seul effet d’accroître son malaise. Tous les sons s’entremêlent et s’entrechoquent en un véritable capharnaüm. C’est comme une symphonie de la terreur et du désespoir. On ne distingue ni cuivres, ni cordes, mais seulement des percussions : - des tambours fous. Les coups de poing que la fille lui assène – padam. Le sang qui lui bat aux tempes – padam. La foudre qui tombe sur elle – padam. Padam, padam.

« Crétine. Naïve comme tu es, tu pensais avoir déjà connu les pires souffrances. La douleur qui engourdit soudain tous tes membres te prouve que ce n’était pas le cas. Ce ne sont plus seulement deux rangées de dents qui s’enfoncent dans ta chair, mais des milliers de lames. Celles-ci sont si insidieuses qu’elles atteignent même les os. La peine ronge tout ton squelette ; il te semble que tu vas éclater en mille morceaux. Ton visage se convulse ; des spasmes agitent ton corps, gisant sur l’asphalte trempé. Mais plutôt que de t’inquiéter, tu te dis que ça y est. La mort vient te libérer. »

Le silence, enfin. Lorsque Yuri se réveille, elle est étendue sur un lit d’hôpital. Un médecin se trouve à son chevet. Il ouvre la bouche pour la renseigner sur ce qui lui est arrivé. La jeune fille voit les mots se former ; en plissant les yeux, elle distingue un « tout va bien » et peut-être même un « quelques blessures mineures. » Mais elle n’entend rien. Pas un son, pas un bruit. Sourde – voilà le diagnostic qu’on lui fait connaître après avoir procédé à quelques examens. Son premier réflexe est de pleurer. Pendant des heures, elle ne peut s’empêcher de sanglote. Elle pense au conservatoire de Vienne, à son air préféré et Rachmaninov, à son beau piano à queue. Ses doigts pourront frapper les touches d’ivoire tant qu’ils le voudront ; pour elle, ils n’en tireront plus jamais la moindre mélodie. Pauvre petite Yuri. La musique était le dernier havre de paix qu’elle avait, l’ultime once de sensibilité qui lui restait. Elle pleure donc, encore et encore. Elle pleure jusqu’à ne plus pouvoir respirer, elle pleure jusqu’à s’effondrer. Ce n’est que le lendemain que la jeune femme parvient un tant soit peu à se consoler. On amène un autre patient dans la chambre où elle séjourne. Celui-ci a la jambe cassée et hurle de douleur. Mais cela, Yuri ne s’en aperçoit pas. Sourde – elle est sourde. Les cris, c’est fini. Quand la demoiselle comprend enfin cela, une vague de soulagement l’inonde. Un léger sourire ourle même ses lèvres écarlates. Malheureusement pour elle, le bonheur – encore une fois – n’est que de courte durée.

« Mon ange, mon trésor… t’en as pas marre de toujours tomber dans le panneau ? Quand comprendras-tu que cela ne s’arrangera jamais ? Tu fais la blasée, celle qui a déjà tout vu, tout vécu. Mais au fond, tu continues d’espérer. Tu espères changer, tu espères oublier. Lorsque tout cela a commencé, tu espérais même te tromper. Il ne s’agissait que d’un vague bourdonnement, que de murmures indistincts et confus. Rien de grave. Mais cela s’est précisé – tu as commencé à entendre quelques mots, puis des phrases, des « je t’aime » et des « je te hais ». Tu as essayé de chasser ces pensées qui n’étaient pas les tiennes, mais elles étaient comme la bête, tapie dans tes entrailles – plus fortes que toi. Le chagrin de cette femme qui a perdu son mari, l’hilarité de ce môme qui a fait une mauvaise plaisanterie, la convoitise de cet homme regardant avec un peu trop d’insistance le décolleté de la serveuse qui prend sa commande… tu t’entends pas ce que les gens disent. Les belles déclarations qu’ils échafaudent pour cacher leurs intentions te passent au dessus du carafon. Et pourtant, à leur insu, toutes ces personnes te parlent, elles t’avouent leurs sentiments sans même les articuler. Tu as beau boucher tes oreilles ; il te faut malgré tout les écouter. Ces chuchotements sont pires que les cris ; eux, ils ne se taisent jamais. Ils se bousculent dans ton esprit sans que tu puisses les maîtriser. Sous le coup de migraines intempestives, ta tête menace d’exploser. Tu as tenté d’ y faire face : tu as défendu ce gamin qui se sentait agressé, tu as fait la leçon à ce type qui s’énervait injustement contre son épouse terrifiée. Mais sur une Terre que foulent plus de six milliards de crétins qui ne songent qu’à se blesser, ta tâche n’est jamais terminée. Aussi, il ne te reste plus qu’à chercher à y échapper. Tu fuis les endroits bondés, te calfeutres dans ta chambre pour te protéger de toutes ces voix ; mais il y en aura une à laquelle tu ne pourras jamais te soustraire : moi, la voix de ta conscience. »